Perspective, scénographie et paysage
Jacques Guiaud peintre paysagiste

par Mireille Lacave-Allemand
Historienne de l’Art

  • Palma.

    Palma.

    Crayon sur papier chamois de Jacques Guiaud.
    H 14,5 x L 22,5 cm, localisé b. g.
    Collection particulière.
  • Palma (île de Majorque).

    Palma (île de Majorque).

    Huile sur toile de Jacques Guiaud.
    H 73 x L 136 cm, signée bas g.
    Collection particulière.
    Photo © F. Hanoteau/Acadèmia Nissarda.
  • Vue de Palma.

    Vue de Palma.

    Gravure de Lancelot d’après le tableau de Jacques Guiaud (salon de 1866),
    extraite du Magasin pittoresque, 1867, p. 253.
  • Le Calvaire de Tronoën.

    Le Calvaire de Tronoën.

    Huile sur toile de Jacques Guiaud, 1875.
    Signée b. dr.
    Collection particulière.
  • Église et calvaire de Guimiliau.

    Église et calvaire de Guimiliau.

    Huile sur toile de Jacques Guiaud, 1875.
    H 171 x L 121 cm, signée b. g.
    Quimper, musée des beaux-arts, no inv. 13-1-1.
    Photo © musée des beaux-arts de Quimper.
  • Bastion à Palma (île de Majorque).

    Bastion à Palma (île de Majorque).

    Huile sur toile de Jacques Guiaud, 1874.
    H 95 x L 150 cm, signée.
    Collection particulière.
    Photo © Acadèmia Nissarda.

    Conclusion

    Pour conclure, une question demeure : Guiaud a-t-il changé sa manière de peindre le paysage au cours de sa vie d’artiste en passant d’un lieu à l’autre ?

    Dans les années 1860, après sa période niçoise marquée par une grande production d’aquarelles, Guiaud effectue un retour vers les tableaux à l’huile, en particulier, pour tirer partie de son voyage en Espagne, puis, dans les années 1870, pour peindre la Bretagne. Ce retour à la peinture à l’huile est contemporain des travaux qu’il réalise pour illustrer différentes livraisons de la revue Le Tour du Monde entre 1861 et 1865. Pouvons-nous faire l’hypothèse qu’il a en quelque sorte compensé ce travail rémunérateur53 par une plus grande liberté dans ses huiles ? Pour illustrer ces changements de manière de peindre et ce retour à la peinture à l’huile, nous évoquerons le tableau Cathédrale de Palma de Majorque et les oeuvres bretonnes.

    Le décalage entre la date du voyage de Guiaud à Majorque en 1861 et l’exposition du tableau le Cathédrale de Palma de Majorque au Salon de 1866 indique le lent travail de mise en place, sur la base de dessins préparatoires qui ont été conservés. Dès ce dessin pris sur le vif, la structure du futur tableau est en place. La cathédrale est installée au centre de la toile, vers elle converge le regard, car les diagonales y conduisent; le port avec les mâts des voiliers est a contrario une vraie scène de genre très animée par le foisonnement des objets représentés.

    Dans la première livraison de la Revue des Deux Mondes en 1841, un voyageur décrit ce vaste édifice : « La cathédrale, attribuée par les Majorquins à don Jaime el Conquistador, leur premier roi chrétien et en quelque sorte leur Charlemagne, fut en effet entreprise sous ce règne, en 1390 ; mais elle ne fut terminée qu’en 1601. Elle est d’une immense nudité ; la pierre calcaire dont elle est bâtie est d’un grain très fin et d’une belle couleur d’ambre. Cette masse imposante, qui s’élève au bord de la mer, est d’un grand effet lorsqu’on entre dans le port »54. C’est bien comme cela que Guiaud l’a vue.

    Cette oeuvre possède a priori tous les attributs de la veduta. Elle embrasse le panorama de la ville depuis le port jusqu’aux moulins à vent (sur la droite). Les éléments du décor architectural sont détaillés : contreforts, tours qui encadrent la façade de la cathédrale gothique avec sa grande rosace. L’église est flanquée sur sa gauche d’un gros bâtiment avec une loggia à l’étage. Une description de ce véritable fort nous est donnée par un voyageur en 1888 qui l’appelle château Bellver : « Le château de Bellver, construit en vue de défendre l’entrée du port de Palma est un curieux reste de l’architecture militaire au moyen âge. Ses hautes murailles sont flanquées à l’extérieur de quatre tours et d’autant de tourelles. L’intérieur se compose d’une enceinte circulaire possédant deux étages et deux galeries superposées »55. Guiaud escamote les tours carrées qui le flanquent et simplifie le bâtiment de jonction avec la cathédrale. La partie de la ville située à gauche du chevet de la cathédrale offre la vision d’un amoncellement de constructions d’où émerge une église, que Guiaud a également simplifiée tout en respectant l’enchaînement des édifices.

    La partie portuaire est une accumulation d’éléments décrivant le port et les activités qui en dépendent. Au milieu des voiliers, Guiaud a représenté un vapeur avec ses deux cheminées noires. Nous avons ici la première manifestation de la « modernité technologique » dans l’oeuvre du peintre, et à notre connaissance, il n’y en aura pas d’autre. Ce sont des steamers en effet qui font la traversée régulière vers Barcelone, Valencia ou Malaga, tandis que les bateaux à voile ou « balancelles » transportent les marchandises. Les services de steamers fonctionnent depuis 1837 entre Barcelone et les îles Baléares. Le premier navire de cette sorte est baptisé le Majorquin. A l’époque où Guiaud visite Palma, l’exportation des porcs des îles est la grande activité portuaire. On devine à l’ombre du muret quelques-uns de ces animaux qui jouissaient d’une enviable réputation... à laquelle Georges Sand ne semble pas avoir été insensible si l’on se fie à son récit Un hiver à Majorque. Chopin et Sand qui empruntent le steamer constatent étonnés que les cochons sont mieux traités par le capitaine que les passagers. Le peintre Joseph-Bonaventure Laurens effectue à son tour la traversée en 1839. De son séjour, il ramènera un album de lithographies de 35 planches. Isidore Taylor fait quant à lui le voyage vers 1859 ; comme Guiaud, il est admiratif de l’architecture gothique de Palma, ses dessins détaillent abondamment le patrimoine architectural de la cité. Quand Guiaud débarque quelques temps plus tard, après avoir fait la traversée sur le Barcelonès qui fait la ligne à partir de 1850, il saisit l’activité fébrile des quais sous un ciel où le vent chasse les nuages. Les capitaines des vapeurs, avant que la puissance des machines ne devienne suffisante, redoutaient du reste les sautes de vent soudaines des parages des îles Baléares qui les forçaient à gagner au plus vite l’abri des ports56.

    La foule sur les quais mêle les hommes portant chapeau pointu et pantalon bouffant et les femmes en coiffe blanche, les uns et les autres vont et viennent dans l’animation classique d’un port marchand.

    Guiaud mêle donc sur ce tableau des éléments simplifiés et des détails finement observés. Avec la mer verte, presque noire, et agitée, le vent qui entraîne les fumées, les deux pêcheurs cuisant le produit de leur pêche devant leur cabane, il semble que Guiaud tente un tableau de plein air, s’éloignant de représentations qu’il a voulues souvent sereines et plutôt statiques.

    Un autre tableau à l’huile témoigne de l’oeil aiguisé de Guiaud pour capter des scènes impromptues, comme saisies dans l’instant. Il a intitulé cette huile Bastion à Palma, sous-titré les mules. Et en effet, il montre en contre-jour une partie de l’enceinte qui ceinture Palma, assortie d’une scène peu banale, dont on ne sait s’il en a été témoin. Toujours est-il que le motif central force la curiosité : la mer semble poursuivre un attelage de mules effrayées ; le cocher les fouette à pleins bras, mais rien n’arrête les vagues qui déferlent et qui augmentent la panique des animaux. Sur le chemin au pied de la citadelle, un spectateur impuissant assiste au drame. La lumière est ici surprenante, les rayons obliques d’un soleil invisible découpent les volumes, créant un fort contre-jour. Seule la mer illumine de sa flaque blanche l’arrière-plan sur lequel se découpe la charrette sombre. De bleu, de gris, de rose carmin, des traits de blanc pour les vagues, Guiaud réussit un étrange tableau, dramatique et surréaliste.

    Nous pensons retrouver cette manière dans les derniers tableaux peints par Guiaud en Bretagne. Il y bénéficie de l’hospitalité de son ami Camille Bernier qui passe ses étés dans le Finistère57. Peut-être aussi vient-il s’y reposer et se ressourcer, après la guerre de 1870-1871 et de l’intense travail qu’il a accompli pour répondre à la commande d’Alfred Binant. N’oublions pas enfin que la Bretagne entre dans l’espace des peintres comme sujet digne de tableaux autour de ces années-là. Paul Huet, par exemple, l’y a précédé du côté de Saint-Malo et Dinan à l’été 1864, pour y revenir l’année suivante où il va jusqu’à Brest. Huet reste encore imprégné des stéréotypes romantiques comme l’illustre sa correspondance :

    « beau et mélancolique pays, pays qui vit triste et sauvage, replié sur lui-même, du souvenir de sa tradition Si l’on veut recueillir quelques derniers témoignages de ce vieux passé celtique, il faut se presser. Tout s’en va ; même la Bretagne ! La terre ellemême changera bientôt d’aspect, le diable jette ses flammes par les naseaux terribles des machines à vapeur. Dans trois ou quatre ans peut-être, on ne trouvera plus un de ces costumes qui donnent à ces sauvages aux longs cheveux l’apparence, la fière tenue de grands seigneurs »58.

    Une historienne de l’histoire de la peinture en Bretagne confirme de façon plus générale l’attractivité de la région sur les peintres :

    « En 1870, le romantisme paraît bien loin. Les survivants, poètes ou peintres des grandes batailles des années 20, disparaissent les uns après les autres. Cependant, la vision romantique de la Bretagne n’est pas encore effacée, l’immense succès des recueils lithographiques, qui ne se ralentit que dans la décennie 1860-70, n’a pas peu contribué à figer, en la popularisant, cette vision. La grandeur sauvage de ses paysages, l’aspect tourmenté de son ciel, la fureur de ses mers déchaînées montant à l’assaut de caps déchiquetés, les ruelles pittoresques de ses villes, voilà l’image popularisée du pays ; la piété intransigeante, naïve et superstitieuse de ses chrétiens, la rudesse farouche de ses paysans et de ses marins, l’originalité curieuse de ses costumes, l’attachement à des institutions politiques du passé autrefois âprement défendues par les chouans, voilà le portrait du breton typique, tel que peintres et écrivains l’ont peu à peu modelé et que chaque année, des voyageurs curieux viennent vérifier »59.

    De fait, la Bretagne a désormais droit de cité au Salon. De 1861 à 1876 (dernière année de participation pour Guiaud), ce ne sont pas moins de 281 paysages bretons qui y sont exposés60. Pour la plupart, ce sont des peintures qui hésitent entre scènes de genre folklorisées et paysages réalistes mais de facture classique. Guiaud tente à son tour de résoudre l’équation difficile de la peinture de plein air, quand le peintre saisit les changements rapides de la lumière, et le patient travail sur la toile.

    Deux oeuvres ambitieuses et tourmentées illustrent cette tentative. Dans le flamboiement d’un soleil couchant incandescent, à la tristesse encore teintée de romantisme, le Calvaire de Tronoan surgit de la lande, tandis que le flamboiement du paysage est exacerbé par un étonnant sens de la couleur. L’église et calvaire de Guimiliau reste un tableau puissant affirmant le contraste entre le ciel et la terre, les nuages et la masse sombre des sculptures. C’est ici encore une heure crépusculaire, le ciel se déchire et une pâle lumière rosit à peine la façade de l’église, mais laisse dans le contre-jour le calvaire. Pourtant le tableau fourmille de détails. En particulier, le premier plan est remarquable avec son parterre de fleurs des champs semblable à une miniature médiévale. Le peintre tente ainsi la synthèse entre une Bretagne sombre et farouche, empreinte de traditions et de religiosité, et une belle audace picturale. Ces dernières toiles semblent être une ultime tentative pour fixer le ciel changeant, les nuages, le bref temps où le soleil se couche sur la lande. Et, pour la première fois peut être, le vieux peintre s’intéresse plus à la couleur qu’à la chose peinte.

     


    53 Il s’agit de travaux d’illustration probablement « alimentaires ».

    54 Il s’agit de la première livraison de la toute nouvelle revue, vol. 1, 1841, p. 133.

    55 Le Tour du Monde, 1889/07-1889/12, Gallica, Voyage aux îles Baléares Majorque, par Gaston Vuillier, en 1888.

    56 Mémoire de recherche de Isabelle Bes Hoghton, Voyager et raconter dans la 1ère moitié du XIXème siècle : les voyageurs français aux îles Baléares, janvier 2009, 122 p. http://ibdigital.uib.es/greenstone/collect/memori esUIB/index/assoc/Bes_Hogh.dir/Bes_Hoghton _Isabelle.pdf

    57 Le Tour du Monde, juillet 1889.

    58 Cf. correspondance lettre non datée mais circa 1866, avant le mois de septembre.

    59 Delouche (D.), “Les peintres et la Bretagne vers 1870”, in Annales de Bretagne, 1970, vol. 77, n°2, pp 417-470 (http://www.persee.fr/docAsPDF/ abpo_0003-391x_1970_num_77_2_2543.pdf).

    60 Cf. Base de données Salons, musée d’Orsay.


    TOUTE REPRODUCTION TOTALE OU PARTIELLE EST INTERDITE.

    Les articles et illustrations de l'ouvrage sont protégés par copyright. Les œuvres représentées sont autorisées uniquement pour l'ouvrage et le présent site internet. Pour toutes questions contacter l'Acadèmia Nissarda.