Perspective, scénographie et paysage
Jacques Guiaud peintre paysagiste

par Mireille Lacave-Allemand
Historienne de l’Art

  • Le marché de la Lonja à Valencia.

    Le marché de la Lonja à Valencia.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud.
    H 24,3 x L 43,5 cm, signée bas dr.
    Collection particulière.
  • La Sérénade.

    La Sérénade.

    Huile sur toile de Jacques Guiaud, 1861.
    H 54,5 x L 46,5 cm signée bas dr.
    Collection particulière.
  • Place de la Constitution à Séville.

    Place de la Constitution à Séville.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud.
    Signée et datée bas dr.
    Collection particulière.
  • Nice vue depuis les Ponchettes.

    Nice vue depuis les Ponchettes.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud, 1855.
    H 27,5 x L 50,5 cm, signée et datée b. dr.
    Nice, musée Masséna, n° inv. 1177
    Photo © Michel de Lorenzo/Acadèmia Nissarda.

    Scènes de la vie quotidienne

    De l’observation attentive de la rue naît le spectacle du monde

    Le filtre du voyage joue son rôle quand en Espagne, vers 1861, il met en scène tout ce qui distingue ce pays, dans ses costumes et sa culture. L’Espagne est alors à la mode, l’impératrice Eugénie y est née, y a été éduquée et reste attachée à ses racines culturelles.

    L’Espagne, c’est aussi autour de 1860 le premier pays exotique à proximité de la France. Mérimée a joué son rôle dans cette mode. D’Espagne, il a ramené Carmen dont il a fait une nouvelle qu’il publie dans la Revue des Deux Mondes en 1845. Si, lors de sa publication, la nouvelle n’a pas un grand retentissement, dans les salons on s’entiche de deux chanteuses « espagnoles » comme Carmen : la Malibran (décédée en 1836) et Pauline Viardot (1821-1910), toutes deux filles d’un chanteur25 d’origine espagnole qui a connu un certain succès à Paris à l’époque romantique. Dans ce contexte favorable, le voyage en Espagne s’inscrit de ce fait tout naturellement dans l’agenda de Guiaud. Et ce d’autant plus qu’il est alors l’un des collaborateurs d’Édouard Charton, fondateur du Tour du Monde (en 1860), auquel il apporte son concours pour illustrer des récits de voyages.

    Ainsi, c’est à l’exemple des écrivains voyageurs que Guiaud relate ses impressions d’Espagne. Comme eux, il reconstruit une Espagne dont il assemble les éléments : une scène de sérénade, des églises, des marchés, des personnages en habits de circonstance, mais pas de folklore, pas de danses, pas de gitanes, pas de toreros. Guiaud est à cet égard l’exact opposé d’Alexandre Dumas. Au retour de son voyage de 1846, l’écrivain hâbleur, un peu truqueur, propose le récit de son expédition au journal La Presse. Il n’a pas vu, probablement, tout ce qu’il rapporte, ne se faisant pas faute de piller Théophile Gautier, de Laborde, et le Guide de l’Espagne paru peu de temps avant son départ. De Séville, Dumas garde des impressions enthousiastes, il visite la Giralda, l’Alcazar, la Cathédrale et applaudit les danseuses. Il flatte tout ce que la société sévillane a de journalistes et d’intellectuels26. Guiaud quant à lui peint tranquillement à l’aquarelle un coin de marché à Valencia, comme à Séville.

    Dans le tableau La Sérénade, oeuvre que nous avons déjà évoquée, la vision du peintre est presque ethnographique, son cavalier porte son escopette sur l’arçon de la selle de son cheval dont le caparaçon est un riche tapis aux longues franges ; un guitariste assis dans le renfoncement de la porte donne la sérénade à une belle au balcon ; la scène semble être prise sur le vif et possède le pittoresque destiné à plaire au public friand de dépaysement, que celui-ci vienne des confins orientaux, ou de l’Espagne profonde. Quant à la place du marché à Valencia, elle est brossée au lavis mouillé, très nerveux. La place s’étend devant la Lonja (bourse) et grouille de silhouettes rapidement croquées sans dessin préalable, véritable tranche de vie où les femmes en mantille noire marchandent avec les vendeuses d’herbes qui ont étalé leur marchandise à même le sol, tandis que des hommes à la silhouette cambrée, comme celle des picadors, quittent lentement la scène.

    Il est important de souligner que Guiaud, s’il ne néglige pas l’exotisme de l’Espagne, ne se comporte pas en touriste soucieux d’accumuler les visites des curiosités du pays comme le font Gustave Doré et Charles Davillier qui, visitant Séville en 1865, égrènent le tour complet de la ville monument par monument, tout en gardant un oeil attentif aux moeurs et aux danses27.

    Il arrive malgré tout que Guiaud n’hésite pas à souligner la « couleur locale ». À Nice, arrêtons-nous un instant le long du parapet au-dessus de la Plage des Ponchettes avec les trois garçons qui contemplent d’en haut la plage et les barques. Ils se penchent par dessus le parapet, la scène est saisie sur le vif, l’un est dressé sur la pointe des pieds, le plus petit, sans doute encore un enfant, à ses côtés un marin porte un pantalon à rayures rouges et une drôle de coiffe rouge qui lui mange le visage, le troisième est négligemment assis une jambe repliée sous lui, tandis qu’il se penche en appui sur les bras.

    Guiaud s’est exercé dans ses carnets à multiplier les esquisses, avant d’arriver à saisir l’instantanéité du mouvement… et les particularités locales, dans les costumes, ou dans les ambiances de rue. Mais il a néanmoins le goût plébéien. Pour savourer son travail, il faut se rappeler ce que les touristes de la bonne société disaient à propos des niçois :

    « […] les naturels du pays, insouciants et paresseux, vivent pour vivre, et quoique doués de tous les dons de l’esprit et de l’intelligence, ne s’inspirent pas de ce ciel radieux qui brille sur leurs têtes, ils passent des journées oisives dans les cafés et les estaminets, ou les tripots clandestins »28.

    Pour s’intéresser au spectacle du populaire, Guiaud ne fait pourtant pas dans le misérabilisme, il a le souci de proposer des oeuvres propres, animées, sereines ou gaies, afin de pouvoir satisfaire peut-être d’éventuels acheteurs. N’oublions pas en effet la préoccupation « commerciale » des artistes que le marché rend concurrents. À Nice, les peintres niçois tiennent naturellement le haut du pavé, ils sont chez eux et possèdent leur clientèle attitrée. Ceux qui viennent de l’extérieur doivent se fondre dans la communauté et parfois faire preuve d’une approche différente. On constate ainsi que les peintres voyageurs forcent parfois sur le pittoresque comme arme de séduction. Et à Nice les scènes de rue, de plage, de plein air, peintes par Guiaud, se démarquent de celles de ses compagnons, par l’importance qu’y prennent les personnages comme protagonistes d’autant de petites histoires.


    27 Le Tour du Monde, 1866/06-1866/12.

    28 M. de Solms, op. cit.


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