Perspective, scénographie et paysage
Jacques Guiaud peintre paysagiste

par Mireille Lacave-Allemand
Historienne de l’Art

  • Village de l’Engadine.

    Village de l’Engadine.

    Huile sur panneau de Jacques Guiaud, 1847.
    H 41,3 x L 55,2 cm, signée et datée b. g.
    Collection particulière.
    Photo © Koller Auctions Zürich
    (vente du 23 mars 2007, lot 3103).
  • Chivasso (Piémont).

    Chivasso (Piémont).

    Plume et encre brune sur papier de Jacques Guiaud, 1846.
    H 16 x L 15 cm, localisé b. g, signé et daté b. dr.
    Collection particulière.
  • Naples, 1832.

    Naples, 1832.

    Crayon sur papier de Jacques Guiaud.
    H 12 x L 16 cm, signé, daté, localisé.
    Collection particulière.
  • Vue d’un village de montagne.

    Vue d’un village de montagne.

    Huile sur toile de Jacques Guiaud, vers 1853.
    Collection particulière.
  • Une rue de San Remo.

    Une rue de San Remo.

    Huile sur toile de Jacques Guiaud, vers 1860.
    H 137 x L 75 cm, signée b. g.
    Collection particulière.
    Photo © H. Hanoteau/Acadèmia Nissarda.
  • L’escalier menant à Monaco.

    L’escalier menant à Monaco.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud, juillet 1850.
    H 26 x L 17,4 cm, localisée et datée b. dr.
    Nice, musée Masséna, n° inv. 1207-5.
    Repr. © J.-P. Potron/Ville de Nice.
  • L’entrée du village d’Èze.

    L’entrée du village d’Èze.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud.
    H 24,7 x L 18 cm.
    Nice, musée Masséna, n° inv. MAH-1206.
    Repr. © J.-P. Potron/Ville de Nice.

    Perspective et architecture : le cadre bâti privilégié

    Villages « pittoresques »

    Les équipes d’artistes travaillant pour le baron Taylor avaient des consignes strictes, celles en particulier de mettre en valeur le patrimoine médiéval des villes et villages, de « faire vrai » en habillant les personnages des habits de leur terroir – au risque peut-être de faire du « folklore » –, de rendre attrayants les sites dessinés, enfin de garder à l’esprit que la reproduction archéologique se nourrit de précision. Ces consignes se sont transformées en réflexe acquis. Et bien que Guiaud ne réalise plus de croquis pour le compte de Taylor après 1840, il continuera sa vie durant d’être imprégné des connaissances qui ont contribué au succès des Voyages pittoresques. Il garde de cette formation sur le terrain un coup de crayon rapide et précis que l’on retrouve dans tous ses dessins ultérieurs.

    On le constate en 1842, lorsqu’il visite Ribeauvillé. En effet, les dessins qui nous sont parvenus de ce séjour obéissent aux canons des consignes de Taylor. La perspective de la rue, à partir de l’angle d’une maison avec son mur de retour, conduit le regard vers le fond. Cette construction restera une constante de son travail. Il ébauche ensuite un tableau à l’huile du village alsacien avec ses façades en perspective, ses maisons « typiques », et en arrière-plan les ruines du château perché sur un promontoire. Quelques silhouettes très alertes sont rapidement esquissées, ce qui nous conduit à penser que nous sommes en présence d’un tableau à l’aspect délibérément inachevé, vu le soin avec lequel Guiaud peint habituellement les personnages dans ses huiles : habillement, postures, gestes ébauchés, objets, animaux, même si ces derniers sont peu nombreux.

    Dans les années 1840, la palette du peintre s’éclaircit, la touche se fait plus libre. Les ciels en particulier sont moins conventionnels, les personnages semblent animés de plus de vie. Dans le même temps, Guiaud varie la scénographie des villes, des villages et des rues. Parfois, il construit sa toile suivant une ligne de fuite vers le fond pour créer une trouée. Parfois, à l’inverse, il propose une construction avec au centre un édifice, qui ferme la perspective et il répartit l’espace en deux lignes de fuite formant un V. Quelquefois encore, il adopte une vue frontale.

    On observe cette variété de traitement dans une série de dessins ou d’aquarelles, exécutés parallèlement aux tableaux que nous avons qualifié de « tableaux d’actualité » dans le chapitre dédié à la peinture d’histoire10. Quelques dessins croqués en Italie, comme celui de la Rue de l’église de Chiavaso (Piémont), et quelques aquarelles niçoises, telle la Rue de la Buffa11, s’inscrivent dans ce style de composition.

    Deux huiles font exception. La Vue du village en Engadine rassemble les maisons avec balcon de bois, une église au clocher roman de type lombard, un clocheton en fronton, et en arrière-plan le glacier, peutêtre l’un de ceux du massif de la Bernina qui descend des sommets. Ce tableau est le fruit d’une observation directe des maisons des Alpes centrales lors de son périple vers 1836 (?). La palette de ce tableau rappelle, en dépit des différences d’environnement climatique et paysager, celle de la vue du port de Naples du Salon de 1837. L’espace formant place en avant de l’église est un espace de village où les animaux divaguent, où les paysans travaillent, où les maisons ont un aspect rustique. Des montagnes en arrière-plan descend une langue de glace - comme dans la vue d’Innsbruck -, mais l’image ici n’est pas dramatique, au contraire, l’air est pur, la lumière vive et la montagne ne trouble en rien la vie paisible du village.

    À l’évidence c’est toujours d’un regard apaisé qu’il dessine, entre 1848 et 1860, les ruelles étroites des villages du Comté de Nice. Ainsi, avec La rue de Tende à l’aquarelle et le tableau à l’huile Village de montagne, nous avons une autre image de la vie dans ces villages, les rues sont raboteuses ; c’est à peine si un âne peut les parcourir.

    La Vue de San Remo appartient au même registre. Élisée Reclus, grand voyageur géographe, a parcouru le littoral méditerranéen vers 1863. Il décrit sans concession la visite qu’il a faite de San Remo :

    « la ville haute construite pendant les mauvais jours du moyen âge, alors que chaque maison devait servir de forteresse, est un affreux labyrinthe de ruelles et de couloirs semblables à des égouts … Les hautes maisons sont tellement enchevêtrées les unes dans les autres par des voûtes et des arcades… qu’on ne voit le soleil qu’à de rares endroits »12.

    Fidèle à sa vision du monde Guiaud peint les maisons lépreuses du vieux San Remo, les enduits qui s’écaillent, les voûtes que peu à peu les plantes parasites viennent recouvrir, les draperies déchirées qui pendent. Il restitue l’environnement populaire de la Riviera ligure loin des visions idylliques de soleil et de plantations exotiques. Si Guiaud n’est pas un peintre réaliste, il n’en n’est pas moins un peintre attaché à montrer la vitalité de ces rues et probablement l’insouciance d’une population qui vit de peu.

    Toujours, dans la même veine, un petit tableau intitulé Sérénade (collection particulière, voir infra) est une pochade brossée en Espagne et démontre la capacité du peintre à saisir ce que l’architecture a de plus « typique » par son adaptation aux contraintes climatiques. Ce sont ici les terrasses de toit, les tentures de sparterie aux fenêtres pour tamiser la lumière qui disent le climat chaud du sud de l’Espagne13, et toujours une diagonale et une ligne de fuite arrêtée par un muret blanc.

    À l’aquarelle cette fois, il croque avec brio le chaos des constructions vétustes du Village d’Eze accroché à son piton. L’oeil s’évade à droite dans le ravin et au loin vers les montagnes brûlées de soleil. La porte d’entrée du village est précisément dessinée, le passage de la pierre érodée à l’enduit vieilli est rendu avec beaucoup de maestria. Que penser de ce village que Guiaud nous montre presque abandonné, les volets pendants, les vitres absentes, la porte écroulée, les escaliers branlants, les murs envahis d’herbes folles ? Est-ce un choix délibéré de pittoresque des ruines, encore romantique, est-ce le reflet de la réalité ? Quelle que soit la réponse, retenons que Guiaud semble séduit par l’état d’abandon et un certain état sauvage. Un constat que nous retrouverons plus loin à propos des représentations de la nature. À Èze, Elisée Reclus14 ressent la même impression en découvrant le village :

    « … Eze est une étrange citadelle ruinée…; des escarpements à pic et de hautes murailles entourent la partie supérieure du rocher que les habitants ont choisi pour leur servir d’aire. Les maisons appuyées les unes contre les autres semblent ne former qu’un seul édifice, une étrange citadelle ruinée ».

    Au cours de son séjour à Nice, l’attention de Guiaud se porte de multiples fois sur le spectaculaire rocher de Monaco. Il croque L’entrée de Monaco en une pochade sur le vif, nerveuse, hâtive. Les larges escaliers en pas d’âne grimpent jusqu’à la poterne du véritable nid d’aigle du château, dont les solides murailles masquent la vue des montagnes. La rapidité du travail de l’artiste se lit dans la transparence des teintes, l’absence de détails par rapport à l’aquarelle de l’entrée d’Èze. Le charme et le pittoresque du rocher n’ont pas non plus échappé à E. Reclus :

    « Le rocher […] coupé à pic sur presque toute sa circonférence, le promontoire, large de 300 mètres, s’avance à 800 mètres en mer […] L’aspect de Monaco est singulièrement pittoresque : […] trois ruelles étroites, à l’est un chemin de ronde, à l’ouest une terrasse accidentée agréablement plantée de pins, de cyprès, d’une multitude d’aloès, etc. »15.

    Même Reclus, le scientifique, le libertaire, a écrit le mot qui soustend la production iconographique d’un très grand nombre de peintres séjournant sur la Riviera , y compris Guiaud : ce mot est « pittoresque ».


    10 Voir supra p. 94.

    11 Voir infra, p. 172.

    12 Reclus (E.), Les Villes d’hiver de la méditerranée et les Alpes maritimes, itinéraire de Hyères à San Remo, Librairie Hachette, 1864, 499 p.

    13 Guiaud effectue ce voyage en 1864.

    14 Reclus (E.), op. cit.

    15 Reclus (E.), op. cit.


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