Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.
Voici l’une des vues les plus originales de l’album, même si elle n’en est pas la plus spectaculaire. Nous sommes à l’emplacement de l’actuel collège Roland-Garros, à une époque où les quartiers de Cimiez et de Carabacel comptaient leurs premières grandes villas de plaisance, mais restaient avant tout des campagnes cultivées.
En 1830, la Compagnie de Jésus avait repris de l’importance à Nice. L’enseignement secondaire lui avait été confié et ses rangs s’étaient augmentés de nombreux frères venus de France où leurs collèges avaient été fermés en 1823. Outre l’enseignement et les prêches, leurs missions sacerdotales s’étaient multipliées. Les Jésuites acquirent en 1833 une maison avec jardin à Carabacel143 qu’ils agrandirent pour en faire un grand bâtiment de quatre étages. Il servait notamment aux élèves pensionnaires du collège qui pouvaient y loger pendant les vacances scolaires. Les frères qui ne possédaient pas de chapelle en propre purent en adjoindre une à la bâtisse en 1843-1845. La villa Carabacel était la maison de campagne des Jésuites, l’annexe du collège situé en ville sur le site actuel du lycée Masséna. Ces établissements furent mis sous scellés le 5 mars 1848, à la suite de l’interdiction de l’ordre dans le royaume de Piémont-Sardaigne.
Sur le même sujet et depuis le même endroit, Jacques Guiaud a réalisé un dessin daté de 1852. La végétation y est plus dense et le bâtiment plus étendu en longueur, mais la principale différence concerne les deux personnages présents sur le chemin. Sur le dessin, ce sont deux adultes s’adonnant à la chasse aux papillons, alors que l’aquarelle montre plutôt la silhouette de deux garçons occupés à jouer. Simple coïncidence ou inspiration pour l’artiste, on peut lui rapprocher la scène peinte par Hercule Trachel sur le rideau de scène du Teatrino Martiniano. Ce théâtre de marionnettes qui se trouvait rue Saint-François de Paule depuis 1844 était animé par d’anciens élèves du collège des Jésuites144. Or, le rideau offre une vue similaire à celle peinte par Guiaud avec le pique-nique joyeux de deux jeunes personnages au-devant de la maison de campagne des Jésuites.
Lorsque Guiaud réside à Nice, la bâtisse a été transformée en hôpital militaire145 afin d’accueillir les blessés des conflits du Risorgimento. Si le peintre l’a bien indiqué sur son dessin, il n’a pas choisi de l’animer avec des soldats convalescents qui se promèneraient, mais par des jeunes gens. Quant au bâtiment plongé dans l’ombre, plutôt massif, il ne présente pas un intérêt architectural majeur et bouche de surcroît la vue. Même l’échappée sur la ville à droite n’est pas des plus spectaculaires.
Alors pourquoi Guiaud a-t-il inséré cette aquarelle dans l’album ? Tout d’abord, le peintre connaissait bien cette partie de la ville dont il a dessiné plusieurs propriétés, notamment les villas Massingy et Potocka où séjournaient des membres de l’aristocratie, des écrivains et des artistes de tout premier plan146. Le commanditaire de l’album appréciait peut-être la promenade à Carabacel qui passait à cet endroit. Avait-il un lien avec les Jésuites et cette annexe de leur collège ou bien avec les militaires sardes lors de sa transformation en hôpital ? Nous n’avons pas la réponse.
Cette aquarelle offre un point de vue inédit sur un endroit de Nice peu représenté. Outre le rideau de scène décoré par Hercule Trachel, on en connaît des photographies réalisées par Charles Nègre une douzaine d’années plus tard lorsque le bâtiment est devenu l’annexe du lycée impérial pour les élèves de l’enseignement primaire147. Charles Nègre ayant été nommé professeur de dessin en 1863 au lycée de Nice, il prit plusieurs clichés des bâtiments148.
143 Voir Joseph Burnichon, article « Nice » dans Pierre Delattre, Les établissements jésuites en France depuis quatre siècles, Enghien, 1940- 1957, p. 903-904. Références aimablement communiquées par Barbara Baudry, responsable des archives de la Compagnie de Jésus, Vanves.
144 Voir Rémy Gasiglia, « Les Trachel, illustrateurs de la littérature nissarde au 19e siècle », Le pays de Nice et ses peintres au XIXe siècle, ouvrage cité, p. 164-165.
145 ADAM 01FS 0338, 01T 0138, 02Q 0072/01. Après 1860, l’hôpital fut reconverti en une annexe du Lycée Impérial sous le nom de « Petit Lycée » pour les élèves du primaire. En 1871 et durant la Première Guerre mondiale, l’établissement fut réquisitionné comme hôpital militaire. Trop vétuste pour rouvrir comme établissement scolaire, le bâtiment est rasé en 1941 et la chapelle détruite au cours des travaux de construction du nouveau groupe scolaire en 1955, dénommé plus tard Roland-Garros.
146 Jean-Paul Potron, « Les séjours du peintre Paul Delaroche au quartier Carabacel, 1848-1854 », Nice Historique, 2001 n°1, p. 31 et suivantes.
147 Archives départementales des Alpes-Maritimes, 08Fi 0029, 08Fi 0030 (localisées « couvent de Saint-Barthélemy »).
148 Jean-Paul Potron, « Charles Nègre et les Alpes- Maritimes : regards d’un pionnier de la photographie sur sa terre natale », Nice Historique, 2010 n°4, p. 353 et suiv.
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