Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.
Cette aquarelle ne figurait pas dans l’album lors de sa livraison initiale, semble-t-il. Elle a probablement été rajoutée par un propriétaire ultérieur. Néanmoins, nous avons choisi de l’inclure dans cette étude : son format, son sujet, son style la rapprochent en effet des quarantecinq vues précédentes. Considérons-la de la même manière qu’un « bis » donné par un artiste à la fin d’un concert, afin d’applaudir une fois encore ce récital poétique que livre Jacques Guiaud.
Ce moulin noyé dans la végétation fait partie des sujets privilégiés par les peintres locaux du XIXe siècle ; Roassal, Fricero, Raynaud, Bensa, les Trachel... en ont laissé des vues saisissantes toujours prises du même angle ouest-est et le plus souvent dans un format vertical.
Il se trouvait au nord de Nice, au quartier du Temple (le Ray actuellement) réputé pour ses sources qui donnaient naissance à de multiples ruisseaux alimentant les vallons. Les cours d’eau qui cascadaient des collines voisines irriguaient les terres agricoles et alimentaient une quinzaine de défici (moulins). Le plus important d’entre eux, celui qui est représenté sur l’aquarelle, était appelé le « moulin du Temple » et était entraîné par les eaux de la source du Temple qui avait aussi donné son nom au quartier. Les moulins appartenaient à de grands propriétaires fonciers, celui du Temple était l’une des nombreuses possessions du marquis du Rouret. Il faisait partie des principaux moulins hydrauliques niçois restés actifs jusqu’au premier conflit mondial. Situé près d’une ancienne chapelle désaffectée, il se singularisait par son grand aqueduc aérien et sa cascade qui faisait tourner une énorme roue à aubes. Elle entraînait trois grosses meules en pierre pouvant triturer 6,5 tonnes d’olives par jour. Totalement méconnaissable, le site a été chamboulé par l’urbanisation et les accès autoroutiers réalisés pendant les Trente Glorieuses. Il est occupé de nos jours par le Centre de Diffusion et d’Action Culturelle (CEDAC) Nice-Nord qui a remplacé une très active maison des jeunes et de la culture, la MJC Gorbella.
À demi dissimulé par la végétation, son aqueduc envahi par le lierre, le moulin du Temple illustre à merveille l’intégration du bâti traditionnel au paysage niçois. Le quartier du Temple était du reste réputé pour ses sites ombragés et son architecture vernaculaire aussi bien chez les étrangers que les Niçois qui aimaient s’y rendre les jours de congés et de festins. Orienté par les arbres élancés et le bâtiment, le cadrage vertical permet de resserrer l’image sur la partie sud du moulin, celle qui est la plus haute, puisque le bâtiment était construit à flanc de coteau. Oliviers, peupliers et cannaies animent le premier plan, ainsi que les herbes dont le traité nerveux modèle le parterre et dirige le regard vers le passage central au pied du moulin, entre les bâtisses. Deux personnages arrêtés signalent la viabilité du site tout en donnant l’échelle.
Une fois de plus, Jacques Guiaud montre ici son goût pour l’emboîtement des architectures et leur enchevêtrement avec le règne végétal. Admirons encore sa virtuosité dans le réalisme des détails rendu de manière elliptique. La composition est habile : si la nature se manifeste comme une entité vivante dans les dialogues de la terre et du ciel, de la lumière et de l’ombre, du minéral et du végétal, l’élément liquide, cette eau qui est le vrai sujet de l’aquarelle, reste invisible. Véritable espace édénique, ce petit format aquarellé constitue le jardin primordial, sinon secret, où l’effervescence joyeuse de l’artiste au travail devient pour le commanditaire de l’album - et pour nous dorénavant - la marque d’une plénitude harmonieuse, ainsi que la révélation d’une nature à jamais transformée ou disparue.
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