Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.
Nous savons par les multiples cartes postales représentant les plages de Nice que les pêcheurs ont longtemps hâlé leurs barques sur toute la longueur du littoral, même à proximité du palais de la Jetée- Promenade. Les bains de mer et les chalutiers n’étaient pas encore concurrentiels... Le port Lympia situé à l’est de la colline du Château ne fut creusé qu’à la fin du XVIIIe siècle, il était réservé à la marine marchande. Aussi les pêcheurs ont gardé leurs usages et ont continué à se rassembler essentiellement sur la plage des Ponchettes de l’autre côté du Château à l’emplacement de l’ancien port de Nice : depuis l’Antiquité, les bâtiments mouillaient dans son anse et les barques atterrissaient sur sa plage. En outre, non loin, sous les Terrasses le long du cours Saleya se trouve la halle aux poissons, la Chappa.
Nombreux sont donc les pêcheurs à vivre là, en famille. Dans les années 1850, Nice compte environ cent-cinquante pêcheurs organisés en corporation89. Plusieurs d’entre eux ont construit sur la grève des cabanes avec des matériaux de fortune, certains habitent dans leur bateau. Les pêcheurs sont pauvres et le poisson se fait déjà rare. Aussi beaucoup exercent-ils un autre métier et se consacrent à la pêche lors des migrations d’anchois et de sardines.
De même que celle des lavandières, l’activité des pêcheurs offre un spectacle qui captive les hivernants, d’autant que les distractions à l’extérieur ne sont pas si nombreuses à Nice, en dehors des promenades. La vie des autochtones forme des tableaux et nourrit des récits hauts en couleurs : costumes typiques, gestes ancestraux, échanges vifs, siestes réparatrices… Pour ces étrangers qui viennent souvent de grandes villes, les regarder c’est remonter le temps, c’est considérer une sorte « d’état de nature » de vies humaines que l’on côtoyait avant la révolution industrielle.
Il n’est donc pas étonnant que Jacques Guiaud ait glissé entre deux aquarelles du littoral urbanisé une vue « indigène ». Certes, le Grand Tour a mis à la mode depuis deux siècles les dessins de costumes typiques et de métiers vernaculaires, mais chez Jacques Guiaud il ne s’agit pas d’une simple concession esthétique et touristique. Le peintre alterne les vues de la Nice moderne et de la Nice ancienne, il mélange souvent les deux mondes, parce que c’est pour lui - nous le répétons - le charme, l’originalité même de Nice.
L’aquarelle regroupe trois épisodes de la vie des marins niçois : les hommes occupés à ramener une senne de plage, un gamin dans le bateau familial qui guette le retour de la pêche, une famille réunie sur la grève. Comme la scène de halage du filet est souvent illustrée par la peinture, Jacques Guiaud la brosse ici rapidement, pour mémoire. En revanche les deux autres, moins fréquentes, sont plus travaillées. Le motif central du bateau de pêche montre sa transformation en logis : les avirons servent de charpente sommaire sur laquelle est jetée la voile latine typique des embarcations de la mer Méditerranée. Au-devant prend place la scène idyllique de la famille niçoise de pêcheurs : le père trie le produit de la pêche dans un panier pendant que l’épouse répare le filet tout en tenant le dernier-né dans les bras. Elle porte la capeline en paille pour se protéger du soleil, son homme est coiffé du bonnet phrygien, couvrechef traditionnel du pêcheur. Un jeune garçon profite du spectacle, sans doute leur rejeton car on est alors pêcheur de père en fils. Le métier est dur, mais on en est fier.
Afin de concentrer l’attention aux métiers de la pêche qui barrent le premier plan, le paysage niçois n’est qu’esquissé en fond dans des tonalités claires. Notons encore à droite la gargoulette qui permet de garder l’eau fraîche - ou le vin - et de boire à la régalade. Jacques Guiaud a quelque peu exagéré les proportions de cette cruche en terre vernissée au splendide vert Véronèse, sans doute pour attirer l’attention du spectateur sur cet objet populaire typique de la Méditerranée.
89 Voir à ce sujet Jérôme Bracq, « La pêche à Nice », Le port de Nice des origines à nos jours, CCI, Acadèmia nissarda, Nice, 2004, p. 245-247.
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