La ville à la campagne, la campagne dans la ville,
l’album aquarellé de Nice et ses environs.

Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.

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  • Vue de la baie des Anges et du cap de Nice depuis la promenade des Anglais.

    Vue de la baie des Anges et du cap de Nice depuis la promenade des Anglais.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud.
    H 12,5 x L 20,6 cm.
    Extraite de l’Album aquarellé de Nice et ses environs.
    Nice, collection particulière.
    Repr. © Michel Graniou/Acadèmia Nissarda.

    Vue de la baie des Anges et du cap de Nice depuis la promenade des Anglais

    Pour la troisième image de l’album, Jacques Guiaud propose une vue moins originale que la précédente, certes, mais plutôt déroutante. Pour qui se place aujourd’hui sur la promenade des Anglais à l’entrée du casino de l’hôtel Méridien - le lieu d’où le peintre réalise cette aquarelle - la comparaison s’avère délicate. En ces années 1850, le Paillon coule encore à ciel ouvert à travers la ville, il sera recouvert une cinquantaine d’années plus tard afin qu’y soit aménagé le jardin public (dénommé Albert Ier en 1917). Ses arbres cacheront alors la vue sur la rive gauche où s’élèvent la vieille ville et son extension du XVIIIe siècle autour de la rue Saint- François-de-Paule (la vila nova), dont on aperçoit le débouché sur le quai des Phocéens.

    Masqué par les digues qui l’empêchent d’inonder la ville après de fortes pluies, le Paillon occupe néanmoins une bonne partie de l’aquarelle. Afin qu’il ne puisse refluer à l’intérieur de la cité lors des tempêtes, il est canalisé à son embouchure par une importante levée de galets mêlés à de la terre qui le force à se jeter dans la baie des Anges au niveau de l’actuelle rue Halévy. Le peintre profite de cette passe pour créer un miroir d’eau dont les reflets donnent plus de profondeur à la composition. Ce chemin maritime parallèle à la route littorale guide également notre regard vers le centre de l’image où s’étend l’estuaire séparant la ville neuve de l’ancienne.

    Sous l’immensité du ciel qui couvre la moitié de l’oeuvre, face à la mer et à l’ensemble collinaire - Château, mont Boron et mont Alban en arrière fond -, la cité représente la part congrue. Ici, l’élément naturel prime ; ce sont l’écume des vagues, les bouquets d’agaves, le doux moutonnement des nuages et des collines qui animent le paysage. Le front de mer est encore peu urbanisé et les constructions s’avèrent assez uniformes : les bâtisses visibles depuis le quai du Midi (actuellement des États-Unis) jusqu’aux Ponchettes offrent les mêmes caractéristiques que la seule maison qui est représentée sur la rive droite au premier plan : trois étages sur un rez-de-chaussée, un toit à quatre pentes couvert de tuiles, des persiennes aux fenêtres, des balcons en façade sud, un décor réduit à une simple corniche sous le toit, un cordon pour marquer les étages, un enduit ocre jaune.

    Jusqu’à la fin des années 1820, le front de mer près du Paillon était réduit à des friches et à des landes marécageuses. Au cours de la décennie suivante, une fièvre spéculative a rapidement fait lotir les espaces compris entre la place Masséna et la mer. Aux environs de 1835, le Parisien Auguste Laurencin acquit, au prix effarant à cette époque de quinze francs le m2, une parcelle qui lui permit de bâtir une grande maison avec sept fenêtres en façade33. C’est la bâtisse qui occupe le bord gauche de l’aquarelle ; elle vient d’être rachetée en 1853 par Félix Donaudy, un négociant en bois, pour la somme de 135 000 francs. Toutes ces constructions étaient destinées à la location vide ou meublée. Nombre d’entre elles ont été rachetées peu après, transformées ou détruites, afin d’édifier à leur place des hôtels.

    Pourtant, nous nous trouvons bien sur la promenade des Anglais ; elle porte même officiellement ce nom depuis 1844, vingt ans après avoir été créée par la communauté anglaise passant l’hiver à Nice. Désireuse de pouvoir se promener au bord de mer, comme elle en avait l’habitude sur les îles britanniques et dans ses colonies, elle avait fait aménager à ses frais un modeste chemin de deux mètres de large et trois cents de long. En 1844, la municipalité l’élargit à quatre mètres et la prolongea jusqu’au vallon Saint-Philippe. Lorsque Jacques Guiaud la dépeint au premier plan, elle n’est encore pas très étendue. C’est une route littorale en terre battue et surélevée afin d’offrir une protection aux villas édifiées sur sa longueur et une promenade aux riches hivernants du quartier de la Croix-de-Marbre qui l’utilisent régulièrement pour profiter du panorama, tout en devisant34. Comme l’indiquent les personnages représentés, la promenade est déjà le lieu social où il est de bon ton d’être vu, présenté, reconnu ; c’est un salon à ciel ouvert de l’Europe riche et titrée qui commence à s’y donner rendez-vous chaque hiver.


    33Édouard Corinaldi, « Souvenir de Nice (1830-1850) », Annales des Lettres, Sciences et Arts des Alpes-Maritimes, t. XVII, 1901, p. 83. Cette maison, une fois réunie aux bâtisses voisines, sera louée en 1860 à une Irlandaise maître d’hôtel, Elisabeth Parr, qui y ouvrira l’hôtel des Anglais. À la suite de la faillite de Donaudy et de la mise aux enchères de plusieurs de ses biens, la maison de la promenade est remportée en 1884 par une société londonienne, The Mediterranean hotel Company Ltd pour la somme de 700 100 francs (ADAM 03U 01 1130 n° 54 et 03U 01 1131 n° 128).

    34 Voir infra l’autre aquarelle de la promenade des Anglais, p. 246 et suiv.


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