Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.
Cette vue de la vallée du Paillon appréhendée depuis le plateau nord de la colline du Château n’est pas fréquente115. À partir de cet endroit, peintres et photographes préfèrent camper les panoramas ouverts sur la ville en contrebas, soit du côté est sur la place Victor (Garibaldi) et le quartier Riquier, soit sur le flanc ouest vers la ville et la colline de Cimiez-Carabacel. Et, pour représenter la vallée, la grande majorité des artistes niçois et étrangers se placent sur les pentes de la Grande Corniche qui leur permet de se rapprocher des églises et villages accrochés sur les hauteurs. Les points de vue du Château sont particulièrement recommandés par les guides de voyage pour découvrir la ville, des promenades ombragées y ont été aménagées dans ce but avec une succession de belvédères. Mais le peintre s’en détourne volontairement préférant se tourner vers le côté le moins figuré. Attesté par la gravure116 ; on en trouve quelques versions contemporaines du séjour de Guiaud à Nice. Ainsi de la lithographie intitulée Vue prise du côté nord gravée par Théodore Muller d’après le dessin d’Auguste-Victor Deroy117 qui a été reprise dans les Letters from Cannes and Nice publiées par Maria Brewster en 1857118.
L’art du coloriste s’exprime ici avec une grande maîtrise. Du premier plan où dominent les tons de bruns et de verts jusqu’au ciel d’un bleu très dilué, Guiaud construit classiquement son paysage, du foncé au clair, mais en répartissant savamment les masses montagneuses arides ou arborées, les plaines cultivées et le Paillon à sec. Les camaïeux de mauves et de violets, qui contrastent avec ceux de beiges et de jaunes pâles, sont atténués par la douce lumière d’hiver qui enveloppe l’ensemble. Avec une palette réduite de couleurs, l’artiste construit une vue puissante et atmosphérique comme les aquarellistes britanniques les réussissent souvent.
Le personnage de dos, debout, qui fait le geste de porter la main au-dessus de ses yeux afin de mieux voir en se protégeant de la lumière, nous invite à apprécier le panorama. Tout le bâti, depuis l’urbanisation du futur quartier de la République derrière la fleur d’agave jusqu’aux édifices disséminés sur les collines, fait l’objet d’une mise en place exacte. Nous reconnaissons, en bas à droite, les alignements d’immeubles de la place Victor (Garibaldi) et, entre l’agave en fleurs et le bosquet de cyprès, l’arche de la porte de Turin masquée par la végétation des deux hémicycles qui l’enserre alors119. Au centre de l’image, nous identifions l’abbaye de Saint-Pons et, un peu plus haut à gauche, le monastère de Cimiez, deux édifices religieux typiques qui scandent le paysage niçois et apparaissent souvent au sein des représentations figurées. Poursuivons l’inventaire : à gauche du monastère de Cimiez, nous devinons la villa Les Roches choisies120. Au-dessus, se trouve le village esquissé de Falicon et, à droite de l’abbaye de Saint-Pons, dans un repli, le château de Saint- André de Nice. Plus avant, à l’aplomb de Saint-Pons, la belle propriété aux allées arborées est celle de la villa Clary121, l’une des plus importantes de la ville pour ses récoltes d’agrumes. La rangée de jeunes peupliers plantés le long de la route de Levens est sommairement indiquée, ainsi que les plâtrières de l’Arbre inférieur.
Enfin, tout à droite de l’aquarelle, au fond de la grande plaine maraîchère des quartiers de Riquier, Saint-Roch, Bon Voyage, L’Oli, on distingue le village de La Trinité-Victor et la route qui zigzague vers Laghet.
À l’arrière-plan, se succèdent les montagnes qui protègent la ville des vents et offrent un décor romantique idéal à la scène : les chaînes des monts Chauve d’Aspremont et de Tourettes, du Macaron, du Férion… dont les teintes claires, allant des beiges et roses au parme, indiquent l’aridité et l’absence de végétation. La restauration des terrains en montagne des Alpes-Maritimes (RTM) n’interviendra qu’après l’annexion du comté de Nice à la France sous la direction de l’administration des Eaux et Forêts afin de lutter contre l’érosion et la dénaturation des sols122.
La rareté de ce point de vue plongeant sur la vallée du Paillon, alliée à la précision topographique et à son interprétation romantique, renouvelle une iconographie des panoramas niçois déjà très riche. Les photographes profiteront des aménagements des cimetières du Château pour en faire un véritable « cliché » de Nice et de ses environs.
115 Signalons la petite aquarelle (H 10,6 x L 16,4 cm.) réalisée par Paul Huet qui représente la tombe de sa femme au Château de Nice. Réalisée après la mort de Céleste Huet le 9 décembre 1839, elle offre le même décor de montagnes arides, mais décalé vers l’ouest avec une partie du cimetière au premier plan (Nice, musée Masséna, ancien n° inv. 3312). Voir Le pays de Nice et ses peintres, ouvrage cité, p. 45.
116 D’après le croquis réalisé sur place en 1824 par l’écrivain John Hughes (1790-1857), le paysagiste anglais Peter De Wint (1784-1849) réalisa un dessin à partir duquel fut tirée par George Cooke (1781-1834) une lithographie très romantique, The Maritime Alps from the castle of Nice, 1825, publiée dans l’ouvrage Views in the south of France chiefly on the Rhone, London, Henry Leggatt, 1830. Voir Voyage pittoresque dans le Comté de Nice…, ouvrage cité, p. 54.
117 Nice et ses environs. Suite de dix lithographies par Daniaud d’après des dessins de F. Cockx, publiées par Visconti à Nice vers 1855. La planche en question fait partie de planches complémentaires lithographiées par Deroy ou Muller. Voir Voyage pittoresque dans le Comté de Nice…, ouvrage cité, p. 336-337.
118 Maria Brewster, Letters from Cannes and Nice. Thomas Constable and Co, Edinburgh, 1857, 253 p., 22 cm. L’ouvrage comporte dix lithographies.
119 Voir supra, p. 212-215.
120 Villa construite par le collectionneur d’antiquités Guilloteau sur un terrain acheté en 1847 où se trouvait déjà une maison. C’est là qu’en 1857-58, c’est le célèbre « carbonaro » Felice Orsini séjourna avant de se rendre à Paris pour essayer d’attenter à la vie de Napoléon III. Voir Alexandre Barety, « Vieux souvenirs. Le pensionnat et la collection Guilloteau. Les “Roches choisies” de Cimiez. La collection Fournier », Nice Historique, 1908.
121 ADAM 01FS 0853.
122 Voir Restaurer la montagne. Photographies des Eaux et Forêts du XIXe siècle. Arles, Museon Arlaten, Paris, Somogy, 2004, 188 p.
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