La ville à la campagne, la campagne dans la ville,
l’album aquarellé de Nice et ses environs.

Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.

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  • Nice, la place victor - Jacques Guiaud

    Nice, la place victor.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud.
    H 14,9 x L 22,3 cm.
    Extraite de l’Album aquarellé de Nice et ses environs.
    Nice, collection particulière.
    Repr. © Michel Graniou/Acadèmia Nissarda.
  • Nice, place Victor - Antonio Ercolani

    Nice, place Victor.

    Lithographie d’Antonio Ercolani
    d’après un dessin de Jacques Guiaud.
    Collection particulière.
    Repr. © J.-P. Potron/Acadèmia Nissarda.
  • Nice, la place Victor 3

    Nice, la place Victor.

    Technique mixte, plume, encre noir et craie blanche par Jacques Guiaud.
    H 16 x L 24 cm.
    Collection particulière.

    Nice, la place victor

    Lorsqu’on descend le chemin de Villefranche depuis le col du même nom, on traverse les campagnes de Riquier pour gagner le premier site remarquable de la ville de Nice, la place Victor (actuellement Garibaldi). Carrefour majeur de la cité, il relie les routes de Turin et Gênes (au nord) à l’entrée de la vieille ville par la porte Pairolière (au sud-ouest) et au port Lympia (au sud-est).

    Depuis la construction de ce nouveau port au XVIIIe siècle, l’augmentation des échanges entre Nice et Turin a nécessité de rendre carrossable la route Royale passant par le col de Tende. À chacune des extrémités de cet axe, Turin et Nice, une place royale a été aménagée, la piazza Vittoria21. C’est là que les souverains de la maison de Savoie font leur entrée en majesté dans la cité. Les nombreux changements de dénomination qu’a connus la place niçoise au cours des siècles donnent la mesure de son importance politique22.

    Cet espace d’inspiration baroque tardif obéit au plan d’urbanisme turinois décrété en 1780 par le roi de Sardaigne Victor-Amédée III qui voulait pour Nice une « place régulière au bénéfice du décor, du bien public et du commerce ». Sur tout son pourtour s’élèvent des maisons de 12 m de profondeur comportant trois étages. Elles sont précédées en rez-de-chaussée de portiques formés d’arcades sur pilastres, voûtées d’arêtes de 4 m7023.

    Après quatre années d’aménagements complexes et coûteux, la place livrée en 1784 force l’admiration des contemporains. La piazza Vittoria est alors la plus vaste et la plus monumentale des places de Nice. Elle conjugue à la fois un édifice noble, la chapelle du Saint-Sépulcre, située dans l’axe de la route Royale et des immeubles de rapport construits sur des portiques favorisant les échanges commerciaux et la promenade.

    Les paysages urbains de Jacques Guiaud sont toujours construits sur des perspectives rigoureusement géométriques. Pour cette place, le peintre adopte un point de vue original souvent utilisé dans la mise en image des piazze italiennes24 : il se place sous l’une des arcades ouest de manière à structurer sa composition au moyen des deux baies séparées par un puissant pilier central. Ce choix rattache ce paysage urbain au principe de la fenêtre, géminée ou non, ouvrant sur le paysage extérieur, qui appartient à une formule picturale largement répandue depuis les belles réussites des peintres flamands primitifs25. Dans cet encadrement monumental lui permettant de focaliser l’attention sur les éléments de la place qui l’intéressent, le peintre se décale de manière à dégager les deux axes en fond de place, la rue Lympia (actuellement Catherine-Ségurane) et la route de Villefranche (aujourd’hui rue Cassini) ainsi que les ensembles d’immeubles nord et sud. Ainsi, peut-il représenter sur la droite le joyau architectural de la place, l’église du SaintSépulcre26. Avec son style néo-classique qui tranche dans un ensemble civil baroque turinois, l’édifice religieux arbore une superbe façade bleue, la couleur de l’archiconfrérie de pénitents qui en a la charge, alors que tous les autres bâtiments de la place sont recouverts d’un enduit ocre jaune. L’heure méridienne – comme l’attestent les ombres des hommes et des animaux – inonde de clarté la place et insole les couleurs des façades, sans pour autant trop accentuer le contraste avec la partie inférieure du portique plongé dans un demi-jour.

    Quelques objets de la vie quotidienne viennent atténuer la rigidité architectonique des arcatures du premier plan : un banc et quelques panneaux de bois contre le pilier surmontés d’un grand pan de tissu pendu sur l’entretoise en fer (peut-être un rappel des grands vedutisti vénitiens). Mais c’est sur la place que la vie niçoise, pour l’essentiel, est mise en scène. À gauche, un paysan coiffé du traditionnel bonnet phrygien s’affaire auprès de sa mule. Harnaché et bâté de deux grosses panières en roseau remplies de victuailles, produits manufacturés ou matériaux, l’animal est prêt à partir rejoindre la ferme, le village ou encore la ville transalpine. C’est dans cet espace, en effet, que converge le transit des marchandises entre le port, la vieille ville et la Bourgada27. C’est une adresse en vue pour les notables et les négociants comme la famille Garin de Cocconato ou le banquier Carlone. Les bureaux de la douane et de la poste y sont installés. À cette époque, la place abrite le marché des magnan (des cocons de vers à soie) en mai et juin. Il s’y tient aussi la foire aux bestiaux chaque vendredi, des comices agricoles y sont organisées une fois par an pour la San Bartoumiéu (Saint-Barthélemy) la dernière semaine d’août28. Aussi, il n’est pas rare d’y voir des troupeaux la traverser afin de rejoindre les étables des quartiers Riquier ou Roquebillière, pour converger vers les abattoirs du vieux Nice ou encore pour aller boire dans le lit du Paillon voisin. C’est une de ces scènes que campe ici Guiaud. En quelques coups de pinceaux nerveux, le peintre anime la place d’un maquignon, vêtu de sa blouse bleue, donnant de la voix pour faire avancer les bovins qui s’attardent.

    Rénovée de 2007 à 2012, la place Garibaldi a retrouvé certains des caractères architecturaux qui ont séduit Jacques Guiaud dans les années 1840 au point de faire de cette aquarelle l’un de ses chefs d’œuvre niçois. Le fait qu’elle est ait été tirée en gravure29 à partir d’un dessin à l’encre atteste son succès. Son importance est d’autant plus grande que très peu de représentations de ce site majeur nous sont parvenues. Signées d’artistes amateurs, comme Mion Raynaud30 ou Clé- ment Roassal31, elles n’offrent pas la même maîtrise de la perspective, ni de la mise en place. Seul, le remarquable dessin de Jean-Antoine Lucas fait depuis le centre de la place dans l’axe de la porte de Turin32 apporte un autre témoignage de la majesté architecturale du site.

     


    21 Voir à ce sujet, Jean-Loup Fontana, Michel Foussard, Real Strada, la Route royale de Nice à Turin, Nice, CAUE, 1993, 62 p.

    22 Piazza Vittoria (Vittorio par erreur) en 1780, place Victoire en 1792, place de la République en 1793, place Napoléon en 1806, place Victor en 1814, place Napoléon [III] en 1860, place de la République en 1870 et place Garibaldi le 13 septembre 1870.

    23 Luc Thevenon, « La place royale de Nice, une réalisation majeure du siècle des Lumières », Nice Historique, 2013, nos 1-2, p. 24.

    24 Notamment chez Hubert Robert, Canaletto ou Guardi.

    25 Par exemple, Jan Van Eyck et la Vierge du chevalier Rolin, vers 1435, Paris, Musée du Louvre.

    26 Le balcon, projeté dès l’origine, ne sera réalisé qu’en 1859. Au sujet de l’église du Saint-Sépulcre et la place Garibaldi, voir « La Place royale de Nice, symbole des pouvoirs civils et religieux», Nice Historique, 2013, nos 1-2, p.136.

    27 Le quartier de la rive droite qui se développe autour du Collegio nazionale (l’actuel lycée Masséna) au débouché du Pont-Vieux.

    28 Cette fête traditionnelle correspondait à la fête patronale de l’apôtre Barthélemy, le 24 août, saint patron des bouchers et des tanneurs. Pour la réédition de cette manifestation en 1999, la date a été déplacée au mois de septembre.

    29 Par Antonio Hercolani (1801-1867), graveur, également auteur d’une planche de l’entrée du port de Nice à partir d’un dessin de Jacques Guiaud.

    30 Collection particulière. Voir sa reproduction dans Nice Historique, 2013, nos 1-2, p. 1.

    31 Nice, musée Masséna. Voir Clément Roassal, Vues de Nice et de ses environs avec des notes historiques. Nice-Musées, 2005, p. 43.

    32 « Place Victor et porte de Turin », Album du comté de Nice. Nice, Suchet fils, 1845. Voir Voyage pittoresque dans le comté de Nice, ouvrage cité, p. 306.


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