Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.
L’angle est classique pour un paysage urbain déjà bien connu en ce milieu du XIXe siècle. Jacques Guiaud ne renouvelle pas ici l’iconographie de Sospel, souvent limitée au vieux pont enjambant la Bévéra. Il est vrai que les ponts à péage ayant conservé leur tour centrale étaient et restent très rares168. Sa valeur est donc pittoresque et historique, un double intérêt que les « faiseurs de vues » recherchaient. La vue en direction de l’Italie prise en amont dans le lit de la rivière ou, comme ici, depuis le quai bordant la route Royale est la plus fréquente. Elle permet de placer une partie de l’ancien bourg à gauche et, en fond, les massifs montagneux de l’Agaisen tout à gauche et du Grazian en retrait, le col du Razet et le mont Diaurus à droite169.
Alors que la plupart des peintres mettent le pont en avant, généralement par une contre-plongée afin de le détacher sur le ciel, Jacques Guiaud choisit de l’inclure dans la continuité urbaine. Le toit de sa tour est aligné avec ceux des maisons édifiées à l’aplomb de la Bévéra. Un enduit uniforme, probablement un mélange de chaux et de sable local, recouvre l’ensemble du bâti170. Seule, la forme particulière de l’ouvrage d’art l’individualise avec ses deux arches, sa tour dont le soubassement en pierres de taille présente l’éperon caractéristique des ponts anciens.
Avec Tende, Sospel est la plus représentée des localités jalonnant les vallées de la Roya et de la Bévéra. Chef-lieu paré du titre comtal par les princes de Savoie, cette cité jouit d’une riche architecture civile et religieuse. Une bonne partie de sa fortune provenait des échanges et des droits de péage ; Sospel est alors située sur la route reliant le Piémont à son unique débouché sur la mer, Nice et Villefranche, d’où étaient acheminées nombre de marchandises et notamment le sel dont l’importance était telle qu’il donna son nom au chemin.
Ce fut lors de travaux de viabilisation de cette route du Sel171, appelée aussi route Royale, que le vieux pont médiéval fut rénové en 1787. À cette occasion, l’arche nord qui menaçait ruine fut reconstruite et abaissée afin de rattraper la différence de niveaux entre les deux rives172. La dénivellation est exagérée sur l’aquarelle de Guiaud : sans escalier ou rampe bien raide masqué par la tour, il serait impossible de la rattraper...
Au-dessus de la ville dépassent deux clochers à peine esquissés. Ils appartiennent à deux églises voisines : l’église Sainte-Croix des pénitents blancs et la chapelle Saint-Éloi des pénitents noirs173. Enfin, le premier plan à droite reste inachevé. Il permet de comprendre comment le peintre conçoit l’animation de ses aquarelles. Sur un fond uni très clair, il distribue les silhouettes sommaires à l’aide d’un lavis de la même teinte à peine plus foncé. Une fois la mise en place effectuée, il donne corps et épaisseur aux personnages retenus, ceux qui ne le sont pas disparaissent dans le paysage aquarellé. Les premiers plans étant généralement plus sombres et précis que les autres, les passages multiples de couleurs et les surcharges sont possibles. Ainsi, à droite de ce qui semble être une pile de planches larges, nous devinons un menuisier occupé à travailler un tronc posé sur le parapet. Cette scène n’a pas été maintenue et d’autres taches d’une nuance proche ont été distribuées afin de la fondre dans la route. Si les personnages esquissés le long des garde-corps offrent des attitudes naturelles, en revanche, c’est moins vrai pour le groupe situé au milieu de la voie qui résulte de la transformation d’une scène supprimée.
Manifestement, l’artiste a manqué de temps et d’éléments précis pour finaliser son aquarelle sur Sospel, néanmoins le site reste parfaitement identifiable. En outre, dans le déroulé des images de l’album, cette vue d’un paysage de montagnes renouvelle l’intérêt du spectateur-voyageur. Enfin, le motif du pont de Sospel revêt pour Guiaud une importance certaine puisqu’on le retrouve sous la forme d’un dessin au crayon reproduit dans le quatrième Carnet des artistes publié par le peintre Jules Gaildrau, déjà rencontré à l’occasion de la vue du port de Nice. Si nous avons toujours le même décalage entre les deux arches, en revanche, une charrette chargée de planches prend place au premier plan.
168 Probablement bâti en bois au début du XIIIe siècle, il fut ensuite construit en pierre en 1522, et plusieurs fois réparé. Selon la tradition, sa tour centrale aurait servi de poste de péage sur la fameuse Route royale entre Nice et Turin, avant qu’elle abrite des commerces et des habitations. Classé au titre des Monuments historiques le 8 juillet 1924, il fut entièrement restauré de 1952 à 1957 suite à sa destruction par les occupants allemands en octobre 1944.
169 Précisions aimablement données par Olivier Coluccini, Sospellois et médiateur du patrimoine à la ville de Nice.
170 Les enduits colorés au lait de chaux avec des motifs de trompe-l’oeil sont plus tardifs, fin du XIXe siècle.
171 En 1773, un nouveau pont en aval de la cité fut ouvert.
172 J.-B. Lacroix « Les ponts des Alpes-Maritimes... », article cité, p. 227.
173 Autres précisions fournies par O. Coluccini.
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