La ville à la campagne, la campagne dans la ville,
l’album aquarellé de Nice et ses environs.

Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.

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  • Nice, la fontaine des Tritons.

    Nice, la fontaine des Tritons.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud.
    H 20,4 x L 12,8 cm.
    Extraite de l’Album aquarellé de Nice et ses environs.
    Nice, collection particulière.
    Photo © Michel Graniou/Acadèmia Nissarda.
  • Nice, la Bourgada et la fontaine des Tritons.

    Nice, la Bourgada et la fontaine des Tritons.

    Aquarelle sur papier anonyme,
    H 20,8 x L 27,3 cm.
    Nice, musée Masséna, n° inv. MAH-10219.
    Repr. © J.-P. Potron/Ville de Nice.

    Nice, la fontaine des Tritons

    La présence de cette image à la toute fin de ce voyage pittoresque est plus surprenante encore que l’aquarelle précédente. Essayons là aussi d’en trouver la raison.

    Le groupe sculpté surmontant la fontaine existe toujours ; il orne depuis 1893 une nouvelle fontaine178 située dans l’actuel jardin Albert Ier. Originellement, il décorait une fontaine qui se trouvait à l’emplacement du lycée Masséna. Le Paillon n’était pas recouvert, mais bordé par de hautes digues protégeant la ville en contrebas. Au débouché du pont Vieux sur la rive droite se trouvait la place Saint-Jean-Baptiste fermée par le Collegio convitto nazionale et plusieurs immeubles. C’était le centre d’un quartier populaire alors nommé la Bourgada et qui deviendra le faubourg Saint-Jean-Baptiste après 1860. La construction du lycée Masséna à partir de 1909 a complétement modifié cette partie du quartier.

    Au début du XIXe siècle, Nice connaissait de gros problèmes sanitaires liés au manque d’eau potable, aussi de gros travaux d’adduction d’eau furent engagés. Pour alimenter la Bourgada, le consul Joseph Brémond fit canaliser la source de l’Eau fraîche située au quartier de l’Arbre inférieur jusqu’à la place Saint-Jean-Baptiste où une fontaine fut construite179. L’élu sollicita Pierre-Joseph Arson pour qu’il lui cède un magnifique groupe sculpté qui se trouvait dans sa propriété de Riquier ayant appartenu précédemment à la famille Lascaris180. Le commandeur Arson avait le projet de le placer dans ses jardins de Saint-Barthélemy, puis il préféra en faire bénéficier sa cité d’adoption et accéda à la demande de Joseph Brémond181. Ainsi, la première fontaine ornementale de la ville de Nice fut inaugurée en grande pompe le 11 novembre 1825 par les édiles et les notables de la cité. Elle fut dédiée à l’épouse de Charles-Félix, roi de Piémont-Sardaigne, et prit le nom de fontaine Marie-Christine.

    On peut imaginer la forte impression que firent sur la population ces créatures moitié-hommes moitié-poissons, entrelacés, et soufflant dans des conques. Ces divinités marines sont des tritons. La figure mythologique de Triton, fils d’Amphitrite et de Poséidon, ornait de nombreuses fontaines des villas romaines. On en retrouve le thème récurrent à l’époque baroque. Seul ou en groupe, il est souvent remis en scène dans des fontaines, la plus célèbre étant celle du Bernin, place Barberini à Rome (1642)182. Vraisemblablement originaire d’Italie où l’on en trouve plusieurs exemples, le groupe niçois en marbre blanc fut sous la Restauration l’une des seules statues publiques de la commune. Aussi, la plupart des guides et récits de voyage la mentionnent, plusieurs peintres la représentent et animent la scène avec des paysannes niçoises venant chercher de l’eau et des ânes s’y abreuvant. Le thème de la femme à la fontaine trouve ici l’un de ses accomplissements niçois.

    Une fois encore, Jacques Guiaud se distingue en recourant à un gros plan du monument qui le coupe de son contexte explicite. Le peintre s’est placé au nord-ouest de la place pour ne pas avoir d’immeuble derrière la fontaine et pour dégager une échappée sur la vieille ville en fond. On reconnaît la tour de l’Horloge et l’un des deux clochers de l’église Saint-Martin Saint-Augustin à l’arrière. Plus avant, on découvre le garde-corps de la rampe qui permettait d’accéder au pont Vieux reliant la Bourgada au vieux Nice. Quant à la rangée de platanes, elle ombrageait le quai Saint-Jean-Baptiste qui surplombait le Paillon. C’est un point de vue unique dans la représentation de cette fontaine qui est le plus souvent dépeinte au centre de la place ou bien en face de l’entrée du collège. L’oeil du peintre est ici avant-gardiste, nous parlerions d’un plan serré et d’une vue au téléobjectif, si la caméra et l’appareil photo étaient déjà en usage.

    En comparaison de la Niçoise en train de laver du linge dans le bassin - une pratique interdite dans les années 1850 - les proportions du groupe sont largement surdimensionnées. Le peintre avait-il eu le temps de faire un croquis in situ de la fontaine ? Au mois d’octobre 1852, en effet, le groupe des Tritons fut déposé et la fontaine démolie afin de dégager la place et de préserver la statue dégradée par les enfants183. Donc, soit Guiaud a réalisé cette aquarelle de mémoire, soit il a intentionnellement amplifié la taille de l’édifice, ce que pourraient corroborer les dimensions exagérées de la gargoulette posée sur le rebord, un procédé de mise en valeur déjà utilisé pour le même ustensile dans l’aquarelle des pêcheurs aux Ponchettes.

    En tout état de cause, terminer l’ouvrage par la vue d’une construction disparue, alors qu’elle a été d’une grande importance locale sur les plans édilitaire, hygiénique, esthétique, historique, constitue certainement un message de la part du peintre, un appel qu’il n’a cessé de lancer tout au long des quarante-cinq aquarelles de cet album : la fragilité de l’accord harmonieux entre culture et nature, la beauté menacée de plusieurs paysages agrestes et urbains, la mémoire séculaire des métiers et des traditions en péril. Inévitablement, l’essor de Nice passera par la disparition de sites, de promenades, d’usages. Le peintre paysagiste se fait alors témoin, passeur de mémoire.


    178 Classée MH le 25 août 1920.

    179 Jean-Bernard Lacroix, « La question de l’eau à Nice », Nice Historique, 2003 n° 4, p. 179.

    180 Les Lascaris ayant appartenu à la noblesse byzantine on a voulu voir dans ce groupe une sculpture ancienne d’origine grecque. La famille essaima dans toute l’Europe à la fin du Moyen Âge, notamment en Italie où la branche des Lascaris-Vintimille fut très importante. Son membre le plus important fut Jean-Paul de Lascaris- Castellar (1560-1657), 57e grand maître de l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Il faut plutôt voir dans ce groupe en marbre une oeuvre italienne de la période baroque, on en trouve de nombreux équivalents dans la péninsule.

    181 Renseignements aimablement communiqués par Yan Rovere. Lettre de Zélie Arnulphy née Arson, Journal de Nice, 23 avril 1868.

    182 Également à Rome, place Santa Maria in Cosmedin se trouve la fontaine des Tritons de Francesco Bizzaccheri (1715). À Olomouc (République tchèque), place de la République, est située une autre fontaine du Triton due à Václav Render (1709). La fontaine du Triton à Naples, place Cavour, par Carlo de Veroli est tardive (1933).

    183 L’Avenir de Nice, 13 mai et 15 octobre 1852.


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