La ville à la campagne, la campagne dans la ville,
l’album aquarellé de Nice et ses environs.

Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.

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  • Vue de La Turbie depuis la route de la corniche.

    Vue de La Turbie depuis la route de la corniche.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud.
    H 12,8 x L 21 cm.
    Extraite de l’Album aquarellé de Nice et ses environs.
    Nice, collection particulière.
    Photo © Michel Graniou/Acadèmia Nissarda.

    Vue de La Turbie depuis la route de la corniche

    À la précision du trait et des volumes qui caractérise l’aquarelle de Saint-Hospice suit et s’oppose la touche suggestive utilisée pour La Turbie. C’est une oeuvre puissante, originale, remarquablement composée et mise en lumière. Chemin faisant sur la corniche et suivant une démarche similaire à celle des peintres anglais Turner avant lui et Edward Lear quelques années plus tard, Guiaud s’arrête, se retourne, attend l’heure idéale ou revient un autre jour afin de pouvoir représenter un site éclairé à sa convenance. Mais n’oublions pas le travail de recréation opéré dans l’atelier, chaque aquarelle n’est pas que le fruit d’une simple observation sur place. Néanmoins, séjourner longtemps dans un même lieu permet de prendre son temps pour le mieux connaître alors que la presse du voyage n’offre souvent que des rencontres fortuites avec un paysage, parfois payées de magnifiques réussites.

    Comme c’est fréquemment le cas, le contre-jour appelle l’esquisse. Le village, les montagnes et la végétation sont brossés rapidement par la superposition de touches des plus claires au plus foncées. Verts, beiges et bruns sont rehaussés d’une riche palette de roses, de mauves et de bleus violacés. Ils confèrent au massif de la Tête de Chien, sur lequel est assise la bourgade et qui descend à pic sur la mer, un relief saisissant. Ce penchant pour une couleur libérée Guiaud l’a contracté auprès des peintres britanniques qui exposaient à Paris et des Français qui les ont suivis, comme Paul Huet. Il en retrouve ici l’expression poétique dans les jeux d’ombres colorées.

    Plusieurs éléments du décor obéissent à un traité différent afin de guider le regard. Le trophée des Alpes et l’église Saint-Michel – plus hauts que nature afin d’accentuer leur monumentalité – sont cernés par un contour. Traits de mise en place au crayon gris et lignes de soulignement au pinceau ultra fin précisent les deux édifices spécifiques du site. Autre sujet vertical distinct, la Croix en oratoire qui porte les instruments de la Crucifixion du Christ : lance, échelle, marteau, clous, tenailles... Cette Croix de Passion163 semble surmontée d’un coq, rappel du reniement de Saint-Pierre. Des modèles portatifs étaient présents dans les nombreuses processions liées aux fêtes de la liturgie164. Sa forme stylisée, sa couleur foncée et sa connotation religieuse en font un élément déterminant du premier plan. La route de la corniche était suivie quotidiennement par les croyants qui faisaient le pèlerinage de Laghet et de Saint-Pons, mais aussi par la population locale très pieuse dans sa grande majorité.

    Adossée au socle en pierres supportant la Croix, une femme se repose avec une petite fille à ses côtés. Plus haut, un trio de personnages attaque la dernière pente qui conduit à La Turbie. L’art du peintre se manifeste aussi dans ces silhouettes façonnées uniquement par des touches de couleurs qui suggèrent les costumes, les volumes et les mouvements. Plus que le symbole de l’existence humaine, le chemin montant ordonne classiquement le paysage dans ses différents plans, il ouvre une perspective dans un milieu naturel et dirige notre regard vers la vedette de la composition.

    Achevé en 7 ou 6 avant J.-C., le trophée des Alpes également appelé trophée d’Auguste fut élevé en l’honneur de l’empereur romain Auguste au point culminant de la voie Julia Augusta, à la frontière des provinces de l’Italie et de la Narbonnaise. Il célèbre sa victoire définitive sur les tribus celto-ligures qui refusaient la conquête romaine. Dévasté au fil des siècles, le trophée cesse de servir de carrière de pierres pendant le séjour niçois de J. Guiaud, il fait même l’objet des premiers travaux de confortation en 1857 par les services du génie civil sarde165.

    Avant sa restauration, il ressemblait de loin à un immense trognon de pomme, aussi les dessinateurs préféraient en représenter la face ouest - moins détériorée - depuis le village en gros plan166. Le trophée est la seule ruine romaine que Guiaud ait montrée dans l’album. On n’en trouve pas d’autre exemple dans ses oeuvres séparées aussi bien à Nice qu’en Italie. L’Antiquité semble avoir été ignorée par le peintre, sans que nous en connaissions la raison. A-t-il voulu ici illustrer la fragilité de l’empire romain et sa disparition avec un moignon de gloire plongé dans l’ombre alors que la fin du jour approche ou bien s’est-il contenté d’illustrer avec maestria un panorama spectaculaire de la Riviera au crépuscule ?


    163 Celle de la confrérie du Saint-Sépulcre de Nice est conservée, voir Nice Historique, 2013 nos 1-2, p. 66.

    164 La plus célèbre sur la Riviera est celle de Savona, la Croce del Gallo, portée en procession le Vendredi Saint.

    165 Entre le XIIe et le XVe siècle, le trophée servit de forteresse. Lors de la guerre entre la France et la Savoie en 1705, Louis XIV ordonna la destruction de toutes les forteresses ; le trophée explosa en partie. Il devint alors une carrière dont les pierres servirent à la construction de nombreux bâtiments turbiasques. Ses vestiges furent classés au titre des Monuments historiques le 13 mai 1865 et sa restauration débuta en 1905. Voir Sophie Binninger, Le trophée d’Auguste à la Turbie, Paris, Éditions du Patrimoine, 2009.

    166 L’angle retenu par Guiaud se trouve aussi dans trois croquis de Turner, Tate Gallery, Finberg CCXXXI et la lithographie de Ferdinand Perrot incluse dans son album Voyage sur les côtes d’Italie de Nice à Naples, 1838. Voir Jean-Paul Potron, « De la tour au Trophée, les représentations picturales du monument de La Turbie aux XVIIIe et XIXe siècle », Nice Historique, 2005, n°2, p. 141-142.


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