La ville à la campagne, la campagne dans la ville,
l’album aquarellé de Nice et ses environs.

Par Jean-Paul POTRON
Conservateur de la bibliothèque Victor de Cessole, Nice
Rédacteur en chef de la revue Nice Historique.

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  • Nice, la porte de Turin. Jacques Guiaud. Aquarelle

    Nice, la porte de Turin.

    Aquarelle sur papier de Jacques Guiaud.
    H 20,4 x L 12,5 cm.
    Extraite de l’Album aquarellé de Nice et ses environs.
    Nice, collection particulière.
    Photo © Michel Graniou/Acadèmia Nissarda.
  • Nice, porte Victor.

    Nice, porte Victor.

    Aquarelle sur papier de Clément Roassal.
    H 18 x L 28 cm, signée b. dr.
    Nice, bibliothèque de Cessole, n° inv. MAH-9944.
    Repr. © E. Léon/Ville de Nice.
  • Nice, la porte de Turin. Emmanuel Roux

    Nice, la porte de Turin.

    Aquarelle sur papier d’Emmanuel Roux. Signée b. dr. Collection particulière. Repr. © J.-L. Martinetti/Acadèmia Nissarda.
  • Nice, la porte de Turin. Emmanuel Costa

    Nice, la porte de Turin.

    Aquarelle sur papier d’Emmanuel Costa.
    H 51 x L 31,3 cm, signée b. dr.
    Nice, musée Masséna, n° inv. MAH-349.
    Repr. © J.-P. Potron/Ville de Nice.
  • Nice, la porte de Turin. Jacques Guiaud. Aquarelle et craie

    Nice, la porte de Turin.

    Technique mixte, crayon, aquarelle et craie
    blanche sur papier gris par Jacques Guiaud,
    1849.
    H 30,2 x L 23 cm.
    Nice, musée Masséna, n° inv. MAH-2637.
    Repr. © J.-P. Potron/Ville de Nice.

    Nice, la porte de Turin

    Il est curieux que la porte de Turin apparaisse à ce moment de l’album qui en est aux vues littorales de Nice ; on l’aurait plutôt attendue après la place Victor (Garibaldi)68 puisqu’elle ouvrait sur cet espace public. L’intercalation de cette vue verticale permet de scander le déroulé des aquarelles et de clore la partie concernant la rive gauche de Nice – urbaine –, avant d’aborder celle de la rive droite – campagnarde – avec un autre paysage vertical, celui du vallon Magnan. C’est peut-être la raison de ce choix. Quoi qu’il en soit, pour la deuxième représentation rapprochée d’un monument niçois après celui de l’hôtel de ville, Jacques Guiaud a de nouveau choisi un édifice civil qui rend cette fois directement hommage aux monarques du royaume de Piémont-Sardaigne.

    La porte de Turin a été érigée en 1782 sur les plans de l’architecte turinois Pietro Bonvicini (1741-1796) à proximité du carrefour actuel de l’avenue de la République et de la rue Barla. On l’appelait alors porta Vittoria (et parfois Vittorio par erreur) en hommage au roi Victor-Amédée III. Les Niçois voulaient ainsi remercier leur souverain d’avoir favorisé l’urbanisation de leur ville ainsi que l’indique la dédicace69. Bonvicini avait pris pour modèle une des portes royales de Turin, la porta Vittoria (ou porta Nuova) dessinée un siècle et demi plus tôt – en 1620 – par Filippo Juvarra (1678-1736), l’architecte favori du roi Victor-Amédée II qui lui en avait passé la commande70.

    « L’effet miroir » des deux portes, qui ouvraient chacune sur une piazza Vittoria aussi bien à Turin qu’à Nice (la place Victor71), traduisait de manière monumentale la volonté du pouvoir monarchique d’imprimer sa marque sur le territoire. Le comté de Nice appartenait alors au royaume de Piémont et deux de ses cités – Nice et Villefranche – offraient le seul débouché sur la mer à cet État montueux. Aussi, de longs et très coûteux travaux furent entrepris en 1610 pour ouvrir une route reliant Nice à la capitale Turin, la Real Strada (la Route royale), par les cols de Braus et de Tende72. Infrastructure majeure, la route permettait de favoriser et de contrôler les flux de marchandises, notamment du sel (d’où son autre appellation de « route du sel »), entre les deux versants alpins. Elle était aussi la voie de communication par laquelle étaient acheminées les décisions politiques, où passaient les fonctionnaires et les troupes royales. C’était enfin la route qu’empruntaient de plus en plus de voyageurs pour gagner le Midi, notamment les artistes. Le simple chemin muletier fut rendu carrossable en 1785, puis entièrement accessible en 1830.

    Ainsi, les deux extrémités de la colonne vertébrale économique, diplomatique et militaire du royaume étaient signalées par deux portes imposantes ouvrant sur deux vastes places éponymes. Il ne s’agissait pas de portes défensives, d’ouvertures au sein de murailles, ces dernières ayant en effet été détruites depuis près d’un siècle, mais de portes d’apparat. Sur le modèle de l’arc de triomphe romain, nombreux furent, en effet, les souverains de l’Ancien Régime à faire édifier des portes royales donnant sur des places également royales au centre desquelles trônait la statue équestre du monarque, telles la porte Saint-Martin à Paris et la porte d’Aix à Marseille73. Ainsi s’exprimaient dans toute leur gloire le pouvoir centralisateur des royaumes et la maîtrise de la « science du beau » chez les despotes éclairés de l’âge baroque.

    La porte de Turin a été relativement bien représentée par les artistes74. Tous se sont placés du côté nord de manière à dépeindre la face la mieux décorée de la porte avec la ville en arrière-fond. C’est aussi l’endroit où se trouve une placette elliptique arborée sur sa circonférence, un lieu avantageux pour les artistes qui leur permet de déployer de belles ombres et d’encadrer la composition d’un flot de verdure. C’est cet angle frontal que choisit déjà Guiaud en 1849 dans une aquarelle sur papier gris avec des rehauts à la gouache blanche. Les proportions de la porte y sont plus conformes aux plans de Bonvicini que sur la vue de l’album où les verticales sont nettement accentuées. En revanche, les modénatures sont rendues avec la même précision sur les deux oeuvres75 : les quatre colonnes dégagées d’ordre français, l’imposte percée d’un oeil de boeuf et entourée de claveaux en saillie, la frise de triglyphes qui court au-dessous du bandeau d’architrave et, au sein de l’attique de couronnement, le tableau portant la dédicace parfaitement lisible.

    Illuminée par le soleil de fin de matinée, la porte de Turin apparaît en majesté à travers le décor végétal des grands arbres qui bordent la route. Il se peut que le peintre ait adapté ici les représentations typiques de l’Ancien Régime d’un sujet entouré de rinceaux, d’entrelacs et autres couronnes de feuillages. De manière plus certaine, ce portrait de monument plein cadre immergé dans la nature souligne la présence immédiate de la nature dans les quartiers hors-les-murs de Nice.

    Un chariot bien rempli est garé sur la gauche, les deux chevaux de trait ont été désattelés, le roulier s’occupe du chargement. La scène est bien rendue ; de l’autre côté de la porte se trouvaient les bureaux des douanes royales et de l’octroi. Leurs fonctionnaires vérifiaient les identités et les charrois afin de percevoir les taxes sur les marchandises. Les multiples va-et-vient de l’endroit sont évoqués par les personnages présents sous l’arche de la porte et dans les lointains de l’actuelle rue Barla. Tout au fond, on reconnaît les façades sud de la place Victor (Garibaldi) et, blanchie par la lumière de midi, une partie de la chapelle du Saint-Sépulcre.

    À la suite des épisodes révolutionnaires et napoléoniens, la porte dut être restaurée. La municipalité en profita pour édifier en 1831 le logement prévu depuis l’origine au-dessus de l’arche centrale76. Pendant ce temps, l’augmentation du trafic de marchandises et du nombre de voyageurs rendait le passage de la porte trop étroit. En outre, le plan d’urbanisme lancé en 1832 par le pouvoir central au travers du Consiglio d’Ornato prévoyait non seulement l’extension de la ville nouvelle, mais aussi des réaménagements pour les quartiers anciens. Une nouvelle porte de Turin conçue comme un arc de triomphe romain fit l’objet d’un nouveau dessin par l’architecte de la ville, Joseph Vernier. Il fut approuvé lors du conseil municipal du 3 octobre 1848. Mais la déficience des finances communales, les querelles concernant le nouvel emplacement de la porte et peut-être aussi le vent de liberté des années 1840 qui faisait vaciller l’Europe monarchique, empêchèrent son érection. En revanche, la démolition de l’ancienne porte fut décidée et financée le 9 février 1849 ; elle fut démantelée au cours de l’année77.

    Arrivé à Nice en 1847, Jacques Guiaud eut le temps de voir et dessiner le monument sur place. En revanche, pour réaliser vers 1855 l’aquarelle incluse dans l’album le peintre dut utiliser des représentations antérieures. A-t-il profité de sa disparition pour le magnifier en exagérant ses verticales ? Le jugeait-il trop trapu ou bien a-t-il jugé que son commanditaire serait plus satisfait par ses nouvelles proportions ? Quelques années plus tard, le peintre niçois Emmanuel Costa en exécuta une version virtuose en enfilade. Pour les nostalgiques de la maison de Savoie, pour les passionnés de l’histoire de Nice et pour ceux qui l’ont connue, la porte de Turin représentait un des très rares monuments civils de la ville. Avec le renouvellement des générations et le développement urbain de Nice, son souvenir s’est effacé dans le troisième tiers du XIXe siècle.


    68 Peut-être faut-il voir dans ce choix la volonté de clore le chapitre rive gauche de Nice, soit par un plan rapproché sur un monument important de l’histoire de Nice, soit par une vue très différente des précédentes. L’explication peut encore venir du format vertical, généralement distribué par paires tout au long de l’album, qui est ainsi « raccord » avec la vue suivante, celle du vallon Magnan.

    69 Traduction française : « À Victor-Amédée III roi qui agrandit le port et la ville le conseil et le peuple niçois année 1782 ».

    70 Voir Jean-Loup Fontana, « La porte de Turin à Nice. Monument sans mémoire ou mémoire sans monument ? », Nice Historique, 2013, n° 1- 2, p. 95 et suivantes.

    71 Voir supra la deuxième aquarelle de l’album, p. 213 et suiv.

    72 Jean-Loup Fontana, Alain Philip, Michel Foussard, Real Strada, La Route Royale de Nice à Turin, CGAM, 1993 (Cahier des Alpes- Maritimes n° 10), 65 p.

    73 Luc Thevenon, « La place royale de Nice, une réalisation majeure du siècle des Lumières », Nice Historique, 2013, n° 1-2, p. 34-35.

    74 Clément Roassal, Mion Raynaud, V. Piccardi, Emmanuel Brun, Emmanuel Costa...

    75 J.-L. Fontana, Nice Historique, article cité, p. 110.

    76 ADAM 01 FS 1217.

    77 Seule en subsiste aujourd’hui une partie de l’attique, intégrée dans la plateforme supérieure du Château.


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